dimanche 19 novembre 2023

"Larguez derrière"



On entend souvent parler de la magie de Noël ; évoquer la magie de l’ile d’YEU me semble tout aussi pertinent. Prendre le bateau pour s’y rendre, contribue à n’en pas douter, à cet état d’esprit magique. Il y a dans l’étape de la traversée, une atmosphère enveloppante unique, comme une phase de déconnexion à l’autre monde. 

J’ai la chance d’avoir embarqué à bord de l’Auguste Durand et de La Vendée. Je conserve de ces traversées, des containers de souvenirs à commencer par les sprints sur le ponton en bois de Fromentine, les bras chargés de sacs, sous les encouragements des passagers installés à bord et applaudissant les retardataires. Un état d’esprit bon enfant envahit ces moments de traversée. Que l’on se retrouve en familles, entre cousins ou amis, ce temps précieux passé en mer nous met dans les meilleures dispositions avant de débarquer sur l’ile d’YEU. Comme un sas de décompression , "ça y est, on y est, les vacances peuvent commencer". 

Alors parfois ce sas est quelque peu tourmenté. Sujette au mal de mer, je considère malgré tout la traversée comme l’épreuve logique à surmonter pour avoir le privilège de poser ses valises sur l’ile. Et par gros temps, le "Larguez derrière" en provenance des hauts parleurs, marque le déclenchement d’une petite heure d’angoisse : la traversée sera-t-elle avec ou sans sac discrètement mis à disposition des passagers ?

Je sens encore l’odeur de l’épaisse fumée noire qui se dégageait en paquets de nuages, depuis les cheminées de La Vendée au moment du départ. Il faut attendre d’être passé sous le pont de Noirmoutier (que l’on est persuadé de cogner avec le mât) pour avoir réellement une idée de l’humeur de la mer. 


C’est une époque où tous les bateaux de la compagnie Yeu Continent offrent le privilège de vivre la traversée à l’air libre, option parfois salvatrice  pour les plus nauséeux. Dehors à l’arrière de La Vendée, sous le auvent, une cinquantaine de vélos de toutes tailles et de tous âges s’entassent, à se demander comment chacun va pouvoir retrouver et récupérer sa monture à l’arrivée. Des amas de cordage disposés sur des palettes permettent à quelques passagers de s’assoir : mais il faut être rapide car ces emplacements de luxe humides et salins sont, contre toute attente, fortement convoités. Des parties de cache-cache se déroulent entre les voitures parfois stationnées sur l’espace arrière bas du bateau. Le chargement de ces voitures constitue d’ailleurs avant le départ, une prouesse observée par de nombreux passagers. Depuis sa cabine sur le pont supérieur, l’un des marins de l’équipage actionne le mât de charge afin de soulever à l’aide de cordages positionnées sous les roues, le véhicule  stationné au bord du quai. Il repose l’ensemble à bord, avec plus au moins de délicatesse…


Dans le salon aux teintes marron contestable (mais en même temps vintage), les banquettes en skaï jaune attirent des tribus entières qui s’installent, avec la ferme intention de ne plus bouger jusqu’à l’arrêt du bateau. Les pleurs des enfants devenus blancs, les aboiement des chiens couchés mais troublés par le roulis,  risquent de perturber ce faux moment de tranquillité, dans cet espace très souvent surchauffé. Du côté du comptoir du bar à l’avant du salon, les pieds marins chanceux et les membres de l’équipage se retrouvent pour un remontant ponctué de discussions fortes et de rires communicatifs. 


A l’extérieur, il y a ceux qui passent la totalité de la traversée, debout les jambes écartées pour pouvoir maintenir une vague stabilité face au tangage engagé. Ils fixent l’horizon du continent et prennent plaisir à voir le pont se perdre dans le lointain. 

Les enfants savourent leur bonheur de pouvoir organiser des expéditions à la découverte des recoins déjà rouillés du bateau ; ils courent dans les allées, descendent et montent les escaliers en perdant parfois l’équilibre du fait de la houle levée.

Sentir le vent qui joue avec les vagues pour couvrir d'embruns nos visages, assister aux percées du soleil aux travers des nuages, pour maintenir la réputation d’un micro climat incontestable, sont comme les premiers signes de bienvenue sur l’ile.

Généralement à mi parcours, si l’on se penche à bâbord, on commence à distinguer une forme sombre qui habille l’horizon. C’est à celui qui apercevra l’ile le premier et cela provoque toujours la même excitation ; l’objectif tant attendu pendant des mois est enfin à portée de vue comme un trésor à portée de mains. Et pour les estomacs les plus fragiles, la repérer même vaguement est un placebo de fin du calvaire.

La mer elle aussi décide de reprendre ses couleurs : en quittant Fromentine, elle était grisâtre,  jaune opaque de sable dérangé par les manoeuvres des bateaux. Plus le navire progresse vers son cap, plus l'eau reprend des teintes d’encre bleu foncée, assurément marine. 

Les maisons blanches du Port et la tour de la Citadelle sont maintenant visibles ;  la mer s’est disciplinée pour pour nous permettre de nous imprégner des premiers instants de vie perceptibles sur l’ile. On distingue les voitures, l’hélicoptère vient de décoller avec à son bord des passagers pressés,  les terrasses des cafés ont l’air d’être bien occupées. 


Une fois l’amarrage effectué, la sortie du bateau est une pagaille systématique, entre ceux qui cherchent à récupérer leurs sacs déposés à l’avant et les autres qui, en sens inverse, veulent sortir au plus vite, pour fouler la terre ferme. Et puis tout de suite après, au niveau de l’embarcadère, s’en suit l’embouteillage d’embrassades entre les arrivants et ceux venus les accueillir : "Vous nous apportez le beau temps on dirait !". 

D’ici quelques minutes la foule aura déserté cet endroit, les bateaux amarrés pourront profiter de leur tranquillité retrouvée à l’abri de l’agitation du port,  avant l’heure de la prochaine liaison vers le continent.

Quand nous repartirons et réembarquerons, la mer aura le plus souvent l’élégance de nous servir une traversée apaisée avec le vent dans le dos, comme pour nous permettre de mieux digérer ce départ qui nous pèse. Le retour semblera plus court qu’à l’aller mais suffisant pour diffuser dans nos têtes des couleurs, images et souvenirs ancrés, riches en intensité. 

On croisera parfois l’autre bateau parti de Fromentine et l’on envie ses passagers qui vivent l’excitation de l’arrivée alors que l’on nage présentement dans une écume de nostalgie. 


Et c’est aussi ça la magie de l’ile d’YEU et de sa traversée, avoir le temps nécessaire pour prendre conscience de ce que représente cette ile à nos yeux et dans notre coeur.


Merve'YEUsement vôtre